Prologue

C'était une belle fin d'après-midi. Un soleil blanc éclairait les vieux bâtiments de la Cité Internationale d'une lumière pâle, et il faisait étonnamment doux pour un mois d'octobre.
Une petite brise glissa sous les manches de son éternelle chemisette blanche, hérissant le duvet de ses bras, et balaya sa frange. En fermant les yeux, il pouvait presque imaginer qu'on était au printemps. Mais non, l'hiver approchait, et avec lui son lot de nuits glacées, dont une bonne partie qu'il ne passerait pas au chaud dans son lit, de toute évidence. A cette idée son humeur s'assombrit, et le petit sourire distrait qu'il arborait s'éteignit.

Il remonta le courant d'un flot d'étudiants de toutes origines qui convergeaient vers le self du campus.
Mais lui ne mangeait jamais au self. Il devait, autant que possible, éviter les contacts. Peut-être se ferait-il livrer quelque chose, ce soir. Les soupes instantanées avaient leur charme, mais il lui fallait de temps à autre des repas plus substantiels s'il ne voulait pas perdre le bénéfice de son entraînement de forcené.

" Tiens, salut, Deiz ! "

Une voix de fille. Il leva les yeux et reconnut, trop tard, une des étudiantes qui suivait le même cours d'algèbre linéaire que lui. Le temps qu'il réalise qu'elle l'avait salué, elle l'avait déjà dépassé et se dirigeait avec les autres vers le restaurant. Il balbutia un " bonjour " stupéfait dans le vide, et resta un moment interdit. Comment pouvait-elle connaître son prénom ? Lui aurait été bien incapable de donner celui de cette fille. Il ne faisait pas spécialement attention à ses camarades de cours, et n'en voyait aucun pendant son temps libre, le peu de temps libre qu'il avait. Éviter les contacts, encore une fois. Ne pas se faire remarquer. Rester dans l'ombre. Une règle d'or qui régissait sa vie.

Toute sa vie, et depuis toujours.

Légèrement déprimé par cette rencontre manquée, il rejoignit sa Maison d'accueil en pressant le pas. Monta quatre à quatre les marches de ses escaliers ridiculement étroits, jusqu'au dernier étage, sous les toits, où le centre lui payait à l'année une grande chambre double mansardée, avec salle de bains privée. C'était bien le moins qu'ils pouvaient faire, après tout. Sa chambre était agréable, lumineuse, refaite à neuf avec des lambris et un parquet qui rendaient une ambiance chaleureuse. Pourtant, Deiz ne manquait jamais de sentir une boule d'anxiété lui plomber le ventre chaque fois qu'il tournait la clef dans la serrure.

Cette fois-ci ne fit pas exception. Il entra en frissonnant, malgré la température clémente qui régnait dans la pièce. Son regard parcourut machinalement le décor tandis qu'il posait son cartable par terre et ôtait ses lunettes aux verres neutres. Deux lits jumeaux, deux bureaux, deux placards. Mais un seul occupant, bien entendu. Le centre avait le bras long, et malgré la forte demande des candidats pour une place dans la cité internationale, il veillait à ce que ce deuxième lit reste vide, et Deiz seul.
Pas question de laisser quelqu'un s'approcher suffisamment de lui pour se demander pourquoi ce banal jeune homme d'une vingtaine d'années rentrait régulièrement au petit matin avec des blessures sur tout le corps, et cachait sous son lit une pleine caisse d'équipement paramilitaire. Pas question de laisser un regard indiscret se pencher au-dessus de son épaule pour voir ce qui s'affichait sur l'ordinateur portable dernier cri, suspicieusement luxueux pour un simple étudiant, que Deiz alluma d'une main un peu fébrile après avoir refermé la porte à double tour.

Pendant que l'ordinateur s'activait, il réfléchit, avec une certaine amertume, à ce qu'il allait faire de sa soirée. La boule dans l'estomac était toujours là. Il se demanda s'il parviendrait à avaler quelque chose ce soir. Pour se motiver, il décrocha son téléphone et composa le numéro d'un traiteur japonais qui livrait à domicile. Mais l'ordinateur émit alors un bip colérique, comme pour le rappeler à ses devoirs. Le combiné coincé entre la joue et l'épaule, il tapa une longue série de codes d'accès, puis ouvrit, à contrecœur, sa boîte mail protégée.

" Réception du message en cours ", l'informa sa messagerie.

Oh non.
Il sentit sa bouche s'assécher et la boule s'alourdir. Les personnes qui connaissaient cette adresse mail n'étaient pas légion.
En fait, il n'y en avait que deux.

" Oishikata Sushi à l'appareil, bonjour " fit une voix flûtée, à des milliers de kilomètres de la conscience de Deiz.

Un nouveau message était apparu dans la boîte de réception. Accompagné d'une pièce jointe, ce qui était encore moins bon signe, si possible.
Il l'ouvrit et lut l'en-tête.

" To : 57912162-Dei _ From : Silently ".

Tout son corps se figea. Ses phalanges blanchirent, crispées sur le combiné.

" Allô, oui, je vous écoute ? C'est pour une commande ? " insista la voix à l'autre bout du fil.

Il raccrocha brutalement, la respiration bloquée, et se força à regarder le contenu du message.

" Subject : Shadownightshade025G25E6F.56987-TGA "

La boule dans son estomac prit feu.

Il ferma les yeux, et laissa échapper un soupir de détresse, presqu'un gémissement. Il s'assit sur la chaise de bureau, et s'accorda une brève pause pour tenter, avec un succès tout relatif, de faire refluer la vague d'angoisse qui le submergeait, avant de trouver le courage de lancer le décryptage des données attachées au mail.

Tout à coup, il n'y avait plus le moindre doute quant à l'emploi du temps de sa soirée. Plus le moindre foutu doute. La seule question qui se posait à présent était : allait-il y survivre ?

 

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